Les vélos insolites de Paris-Roubaix (12.04)

A Paris-Roubaix, plus que dans toute autre épreuve professionnelle, l’innovation technique se donne libre cours à la recherche d’un avantage décisif. Coureurs et mécaniciens ont un ennemi commun : les pavés ! Les vélos qui y sont montés sont parfois innovants, parfois bizarres et perpétuellement fascinants. 

ROUBAIX, 2003.

Le trio de tête roule sous la flamme rouge, pédalant avec mesure pour mieux se préparer aux deux derniers tours d’un vélodrome qui décideront de l’issue d’une course traumatisante. Le vainqueur de ce monument sera attribué à l’un des trois coureurs : Peter van Petegem, le leader de la Coupe du monde pour l’équipe Lotto, Dario Pieri, pour la Saeco, et Viatcheslav Ekimov, champion olympique de l’US Postal.

En entrant dans le vélodrome de Roubaix, Van Petegem force Pieri à prendre les devants. Pendant un tour, la course est suspendue. Le Russe Ekimov est le premier à se lancer à la corde. Mais van Petegem répond à l’accélération et remporte la victoire extatique. Ekimov épuisé se rassoit, les mains sur les hanches, tandis Pieri réalisant la meilleure performance de sa carrière, baisse la tête avec une résignation muette alors qu’il franchit la ligne.

Les photos de la course ont désormais l’aspect délavé des vieux clichés, mais si vous regardez attentivement le Cannondale rouge de Pieri, vous pouvez toujours y distinguer une section suspendue jaune caoutchouteuse sous son tube de direction.

Ce vélo – un modèle Silk Road en aluminium, avec un système de suspension Headshok – sera, pour la prochaine décennie, le dernier vélo équipé d’une suspension à monter sur un podium à Paris-Roubaix. Mais ce n’était pas le premier !

UN LIEU D’INNOVATION

Par l’endurance et la ténacité nécessaires, Paris-Roubaix a dépassé le statut de simple course pour celui d’un défi pour les coureurs et d’une légende pour les fans. Les routes du Nord, à travers les champs verdoyants et les anciennes industries du Nord, se distinguent par des secteurs pavés d’une extrême brutalité, avec des noms qui sont devenus légendaires : Carrefour de l’Arbre, Mons-en-Pévèle, Trouée d’Arenberg,…

Si vous êtes un coureur doté d’une vaillance exceptionnelle et doué d’une science du pilotage rare dans ces secteurs pavés (et dans tous les autres), et avec de la chance – toujours de la chance ! – de votre côté, vous pourriez gagner l’Enfer du Nord… Mais un bon mécanicien et un vélo dédié peuvent certainement ajouter un atout dans votre jeu.

L’histoire des vélos insolites à Paris-Roubaix est longue et variée. Mais elle a connu ses heures de gloire dans les années 1990, lorsque la suspension est devenue, pour un bref passage, l’avantage gagnant. Étonnamment, cependant, le coureur qui inaugura cette époque n’était pas un prodige avant-gardiste, mais le vétéran français grisonnant Gilbert Duclos-Lassalle.

Gilbert Duclos-Lassalle, au sein de l’équipe Z-Lemond, était devenu pro en 1977 et, en 1992, disputait son 14ème Paris-Roubaix. Il s’était déjà fait un nom en tant que coureur de classiques, avec deux deuxièmes places à Roubaix en 1980 et 1983 mettant en valeur son talent artistique face à la brutalité des pavés. En 1984, cependant, sa carrière a failli prendre fin prématurément lorsque l’une de ses mains fur brisée dans un accident de chasse. Il y perdu toute une saison en récupération.

À la fin des années 80, dans le deuxième acte de sa carrière, Duclos-Lassalle s’était installé dans un rôle de capitaine de route. En 1990, il était un lieutenant fidèle de Greg Lemond sur le Tour de France, aidant la star américaine à ramener son troisième et dernier maillot jaune.

En 1992, Duclos-Lassalle avait 37 ans et était au crépuscule de sa carrière, mais son équipe avait un atout dans la manches sur la ligne de départ de Paris-Roubaix : une fourche sur mesure de la marque montante des suspensions VTT, Rock-Shox, que l’équipe avait commencé à expérimenter un an plus tôt.

Six heures et demie plus tard, un Duclos-Lassalle maculé de poussière et de boue débouchait en solitaire dans le vélodrome de Roubaix, et levait les deux bras au-dessus de sa tête. Il changeait ainsi la trajectoire de la technologie du vélo sur la Classique aux pavés.

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La victoire de Duclos-Lassalle était le résultat de la chance, du sens tactique et de la volonté, mais sa fourche suspendue a évidemment aidé à réduire les vibrations des pavés. La fourche était rudimentaire comparée aux standards d’aujourd’hui, mais comme l’ont rappellé les ingénieurs de SRAM : la fourche de vélo de montagne MAG 21 SL Ti « spécialement adaptée » « constituait l’offre haut de gamme à l’époque ».

« Elle comportait un piston ouvert, un système air / huile avec réglage de la compression et un verrouillage avec purge. C’était une caractéristique révolutionnaire à l’époque, permettant aux coureurs de faire fonctionner la fourche très rigide, tout en conservant une certaine souplesse et du mouvement en cas de besoin. Les déplacements avaient été réduits pour la version route, et un arceau personnalisé avait été créé pour accueillir les pneus de plus grande section ». Bien sûr, pour les années 1990, « plus grande section » est un terme relatif : la limite supérieure absolue du dégagement était de 25 mm, une largeur importante qu’aucun coureur n’utilisait au quotidien.

La technologie n’était pas sans faiblesses non plus. Les technologues contemporains la décrivaient comme « extrêmement flexible » et balançant comme « une gigantesque ancre de bateau » ! Mais avec le résultat de Duclos-Lassalle qui a propulsé la fourche suspendue sur la scène mondiale, la solution devint largement adoptée par les équipes lors de la course. Dès l’année suivante, Rock Shox a rapidement répondu aux demandes par un modèle commercial.

Duclos-Lassalle pu défendre son titre l’année suivante, battant Franco Ballerini dans une photo-finish mémorable qui a vu Ballerini célébrer sa victoire avant que le Français ne soit confirmé vainqueur, envoyant la foule du vélodrome chavirer de bonheur.

La fourche équipa la moitié du peloton l’année suivante, quand Andrei Tchmil, glissa à travers la boue pour briser la série de fin de carrière de Duclos-Lassalle, ce qui fit trois succès d’affilée pour Rock Shox.

DES FOURCHES AUX CADRES

Stimulées par le succès de la suspension, d’autres marques se sont précipitées pour réaliser des percées révolutionnaires dans leur propre combat contre les pavés.

Steve Bauer de Motorola, deuxième en 1990, utilisa l’une des conceptions les plus saugrenues pour affronter les pavés en 1993, avec un empattement long et un tube de selle très reculé (60 °!) qui ne ressemblait à aucun vélo ayant couru à Roubaix avant… et depuis !

Le vélo « furtif » était, selon Bauer, une innovation qui reposait davantage sur l’intuition que sur tout avantage réel testé : « le directeur sportif de Motorola, Dejonckheere, avait roulé un jour et repéré un cyclo-touriste sur ce vélo bizarre avec un empattement long et un angle de selle aussi reculé », a expliqué Bauer. « Ce cycliste semblait capable de produire beaucoup de puissance sur les pavés. Nous sommes donc allés voir Eddy Merckx, qui construisait nos vélos à l’époque, nous lui avons donné les spécifications et demandé de le construire… Eddy n’était pas impressionné, mais il l’a fait ».

Bauer n’a pas été payé en retour – il a terminé 23ème et a regretté plus tard que sa machine était « bonne et stable, et que vous pouviez générer de la puissance, mais qu’elle n’était tout simplement pas assez agile ».

Bianchi était à l’époque une marque très tournée vers l’innovation dans ses conceptions, malgré son respect viscéral de la plupart des traditions établies en matière de géométrie.

Après l’humiliante deuxième place de Ballerini sur un vélo Bianchi en 1993, la marque fit un pari pour 1994 et lança la fabrication d’un certain nombre de vélos à double suspension pour la formation Gewiss-Ballan.

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Lors de cette édition 1994, Bianchi s’invita également à la fête avec le leader vedette de l’équipe GB-MG Maglifico, Johann Museeuw. Son vélo, conçu spécialement par la branche américaine de Bianchi, comportait un bras oscillant à pivot unique, un amortisseur arrière à boudin et une biellette montée sur le tube de selle, ainsi qu’une fourche Rock Shox et un cadre non droit.

Museeuw ne fut pas le seul pilote de haut niveau à s’aligner à Compiègne sur un vélo à double suspension : les coéquipiers de l’équipe Gan, Greg Lemond et Duclos-Lassalle, commencèrent la course sur des vélos à cadre titane avec un amortisseur arrière activé par un levier Gripshift monté sur le cintre, en plus de la fourche Rock Shox désormais de rigueur à l’avant.

Si Lemond et Duclos-Lassalle furent obligés d’abandonner leurs montures exotiques au début de la course, Museeuw réalisa une course monstrueuse, et son Bianchi performa superbement… jusqu’à 24 km de l’arrivée.

Avec Tchmil en solitaire devant et Museeuw à sa poursuite, un hauban se brisa net en deux parties. Cet incident, associé au dépannage de vélo maladroit, a condamné un Museeuw dévasté à une 13ème place marquée du sceau de la malchance. Le concepteur du cadre a ensuite déploré que l’échec ait été le résultat d’un désaccord entre lui et l’usine sur le choix des matériaux : « un arrière en cromoly pouvait encaisser des milliers de flexions… mais l’usine italienne, contre ma requête, l’a réalisé en aluminium 6061 sans traitement thermique ».

Le dernier jeu à double suspension de Bianchi fut utilisé en course en 1995, avec l’équipe Gewiss-Playbus sur un modèle en titane avec un design revu, emmenant Stefano Zanini à la 20ème place.

Le vent commençait cependant à tourner. Cette année-là, l’équipe Mapei « surboostée » (…) commença sa domination pour remporter la victoire cinq fois au cours des six années suivantes (allant même jusqu’au triplé)… Leur sponsor vélo, Colnago, était résolument anti-suspension.

Les produits gagnants définissent également des tendances, et l’échec retentissant de la machine de Museeuw en 1994 puis la domination de Mapei ont mis un «  amortisseur majeur » sur l’innovation de la suspension de route.

Rock Shox, après avoir régné sur le podium pendant trois années grisantes et occupé un quasi-monopole, s’est précipité pour maintenir sa position en passant à la production de masse. « Finalement, nous avons proposé un produit à la vente, surnommé le Paris Roubaix SL. Pour diverses raisons – poids, prix, géométrie, pour n’en nommer que quelques-unes – cela n’a jamais été un succès commercial », reconnurent les responsables de SRAM. « Quelques années plus tard, nous avons lancé une fourche de route beaucoup plus raffinée, appelée Ruby SL. Bien que beaucoup plus légère et esthétiquement plus proche d’une fourche de route traditionnelle, elle connut également un succès commercial très limité ».

UNE NOUVELLE ÈRE

La suspension routière avait besoin d’un nouvel porte-drapeau. Elle l’a trouvé avec Cannondale. De 1997 à 2004, Cannondale a sponsorisé l’équipe italienne Saeco, fournissant à ses coureurs une série de cadres en aluminium désormais emblématiques et, dans les classiques pavés, des vélos équipés de la fourche Headshok, nommés Silk Road.

Le design Headshok est issu de la gamme de VTT de la marque, et la version modifiée sur route a donné aux routiers 10 mm de débattement, une plus grande rigidité en torsion, que la fourche Rock Shox à deux bras ne pouvait réunir, et même plus tard, un verrouillage électronique.

En tant qu’inventeur des manivelles BB30 et Hollowgram, Chris Dodman – responsable R&D de Cannondale – a supervisé nombre d’innovations importantes de la marque : « nous considérions Headshok comme une technologie qui pouvait bénéficier à toutes les plates-formes, que ce soit sur route ou en VTT. Et à l’époque, Cannondale voulait bouleverser le monde de la route ».

« Sur le podium de Paris-Roubaix [Pieri’s, en 2003] , nous sommes restés avec 10 mm de débattement avec un pneu de section 23 mm, ce qui équivalait à la sensation d’un pneu de 33 mm. Avec le verrouillage complet sur les Headshok, les pilotes pouvaient basculer entre la sensation et l’efficacité du pneu de 23 mm ou l’amélioration de la qualité de conduite et de la traction avec l’amortisseur ouvert que vous obtiendriez avec un pneu de 33 mm ». Ce verrouillage était opéré, dit Dodman, par un « verrouillage électronique exclusif avec un interrupteur à bascule caché sous le capot d’un levier Campagnolo ».

Le verrouillage était peut-être clandestin, mais le Headshok jaune visible sur le vélo de Pieri était une formidable vitrine de l’innovation. L’amortisseur de la gamme Silk Road était constitué de ressorts hélicoïdaux avec un élastomère concentrique, « pour une sensation progressive et sans limite brutale », qui était beaucoup plus sophistiquée que l’offre de Rock Shox d’une décennie plus tôt.

La technologie Silk Road était l’exemple le plus évident des astuces technologiques de Paris-Roubaix à la fin des années 1990 et au début des années 2000, mais ce n’était pas une innovation isolée, avec un autre acteur américain se mêlant à la surenchère technologique. La conception discrète de la suspension Softtail de Trek sur les cadres OCLV de l’US Postal cherchait aussi à enlever une partie de la « morsure » des pavés, offrant un débattement arrière de 13 mm et aidant Ekimov à cette troisième place derrière Pieri en 2003.

En fait, c’est l’un de ces vélos qui fut exposé à la notoriété mondiale lorsque le tube de direction de George Hincapie se rompit au cours d’un passage clé de l’édition 2006. Certes, ce n’était pas la faute à l’arrière du cadre, mais c’était une démonstration poignante du caractère capricieux de Paris-Roubaix !

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Pendant ce temps, la plupart des autres marques commençaient à découvrir ce qui semble si évident aujourd’hui : qu’un pneu plus gros et des pressions plus basses pourraient offrir des avantages similaires à ce que les ingénieurs des années 90 tentaient de réaliser mécaniquement depuis le début.

Des haubans plus longs, comme sur les Cervelo R3 propulsés à la victoire par Stuart O’Grady et Johan van Summeren, ont également contribué à ajouter confort, stabilité et dégagement des pneus. Et là où les cadres de route existants manquaient du dégagement nécessaire, des vélos de cyclo-cross équipés de freins cantilever ont été mis en service, ainsi que des astuces plus anciennes comme la double épaisseur de rubans de cintre pour un surplus de confort.

Le dernier Paris-Roubaix à être remporté sur un vélo en métal a été la victoire de Magnus Backstedt en 2004, monté sur un Bianchi en titane. Chaque Paris-Roubaix a depuis été gagné sur des cadres en fibre de carbone, les ingénieurs affinant leurs offres d’année en année : plus légers, plus confortables, plus agiles, plus rigides,…

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REGARDER EN AVANT, REGARDER EN ARRIÈRE

Au début de la dernière décennie, les modèles Roubaix de Specialized et Domane de Trek sont devenus les vélos référence de Paris-Roubaix aux mains des pilotes comme Tom Boonen et Fabian Cancellara, et depuis des années, ils ont performé tant sur le terrain que dans le commerce. Au cours des 12 dernières années, le Roubaix de Specialized a remporté la victoire à six reprises grâce aux Boonen, Sagan et autres Gilbert.

Les vélos contemporains des Classiques ont infusé les leçons des trente années précédentes dans leurs ADN. Non que leurs fabricants soient enclins à minimiser leurs propres réalisations, mais en comparant les vélos insolites de Paris-Roubaix des années 1990 et des débuts des années 2000, les emprunts technologiques sont indéniables.

ROUBAIX, 1992.

En 1992, dans le Paris-Roubaix qui change tout, Gilbert Duclos-Lassalle, tête baissée, laboure son sillon sur les pavés d’un développement démesuré. Seul devant, il garde son avance à l’entrée de Roubaix, et là, s’engouffre dans le vélodrome. Couvert de poussière et avec ses cheveux lissés par la pluie glaciale, la bouche de Duclos-Lassalle est grande ouverte. Son corps est raidi sur le cintre, se balançant d’avant en arrière entre les gouttes. En regardant les images aujourd’hui, alors qu’il prend le virage d’entrée du vélodrome, on peut presque sentir la flexion en torsion de la fourche du vélo. Un instant plus tard, il est sur la piste lisse et sacrée ; intouchable, immortel.

Le fidèle outsider du cyclisme français agite son poing, avant de se redresser pour saluer la foule, qui exulte d’applaudissements. À l’avant de son vélo, si vous pointez les yeux sur les images déformées de votre vidéo Youtube, vous pourrez reconnaitre la fourche Rock Shox de couleur champagne qui était son arme secrète.

Dans la fatigue, la joie et le triomphe de ce moment, vous pourrez deviner la quintessence de Gilbert Duclos-Lassalle dans toutes les éditions suivantes de Paris-Roubaix. Elle est dans les victoires de Gilbert, de Sagan, de Cancellara, et dans les vélos qui les ont propulsés par-dessus les pavés.

Le vélo de Tchmill (1994).

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Adaptation de l’article original de Iain Treloar, dans Cycling Tips.